Ancien protégé des frères Wachowski qui l’ont pris sous leur aile pour évoluer d’assistant-réalisateur (d’Absolom 2022 de Martin Campbell à la trilogie Matrix, en passant par Dark City) l’australien James McTeigue vole depuis V pour Vendetta, en partie supervisé par les frangins surdoués, de ses propres ailes. Après un premier essai en solo pas franchement concluant, le sympathique mais assez crétin Ninja Assassin, le voilà qui se penche sur le complexe sujet d’Edgar Allan Poe, dont les nouvelles et romans n’ont pas fini d’influencer nombre de scénaristes de thrillers. L’ombre du mal, longtemps connu sous son titre original The Raven, a fait fantasmer les fans du genre pendant quelques temps avant que l’attente ne s’évapore totalement, la faute à un gros report pour la sortie et des retours de festivals peu concluants. Aujourd’hui L’ombre du mal va sortir dans l’indifférence la plus totale, sacrifié par un distributeur coutumier du fait qui n’a pas senti son potentiel. Car malgré ses grosses faiblesses qui en font tout de même un semi-échec, L’ombre du mal ne manque pas d’atouts et aurait pu trouver son public. Las, réjouissons-nous qu’il n’atterrisse pas directement en DVD.
L’ombre du mal s’inscrit dans une certaine tradition du film de serial killer gothique, dans la veine de From Hell ou Sleepy Hollow (auquel il fait d’ailleurs un évident clin d’œil en mentionnant un cavalier sans tête) et qui avec l’appui de l’œuvre foisonnante d’Edgar Allan Poe avait à priori tout pour s’imposer comme une belle réussite. Avec un John Cusack en forme et James McTeigue qui n’a rien perdu de sa maestria ni de son sens de l’esbroufe, le film part sur des bases assez solides. Vision fantaisiste de la fin de vie de l’écrivain aux tendances alcooliques, le film parcouru de l’ombre de son cher corbeau ouvre quelques pistes intéressantes comme le désir d’écrire qui lui reviendrait en se trouvant face à des meurtres atroces, en apparence forcé de le faire mais bénéficiant visiblement d’une renaissance inspiratrice. La condition de l’artiste maudit reste malheureusement un motif anecdotique dans L’ombre du mal, les scénaristes Ben Livingston et Hannah Shakespeare lui préférant un traitement de thriller pur et dur. Ainsi le film n’est rien d’autre qu’une classique enquête sur un serial killer aux méthodes originales mais pas trop (il reproduit des meurtres qu’Edgar Allan Poe a écrit dans ses récits) qui en appelle autant, par intermittences, à l’œuvre de l’écrivain qu’à un classique jeu de piste entre un flic sur la sellette (assez fade Luke Wilson), un tueur manipulateur tapi dans l’ombre et l’électron libre Poe qui lutte pour en pas perdre une nouvelle foi sa bien-aimée. Rien de bien nouveau là-dedans, car hormis le protocole bien précis du tueur tout a déjà été traité, des indices sur une victime menant vers la prochaine aux énigmes chronométrées, en passant par l’œuvre du serial killer inspirée par sa “muse” dépravée. Les écrits de Poe ne sont là que pour agrémenter le scénario d’éléments sadiques dans les mises à mort, parfois très ingénieuses et graphiques (le pendule qui ouvre l’abdomen de la victime, bien dégueulasse) mais assez accessoires et toujours enlaidies par des gerbes de sang numérique du plus mauvais goût. Au-delà de tout ça, L’ombre du mal est un spectacle loin d’être honteux mais tout de même extrêmement lisse et exécuté de façon mécanique, avec une application très hollywoodienne dans la direction artistique, irréprochable, et un découpage classique mais toujours efficace, mais sans éclair de génie ou audace quelconque.
En fait James McTeigue tient sa position de faiseur sérieux et appliqué sans grand talent, exécute sa mise en scène propre et sans bavure, mais n’apporte jamais l’âme nécessaire, celle qui faisait vibrer le film de Tim Burton ou créait une ambiance poisseuse chez les frères Hugues. Ce manque de personnalité, cette absence de signature, rend tout simplement le film oubliable, très rapidement. Et c’est dommage car on y trouve de belles choses, dans le dernier acte sous forme de tragédie shakespearienne croisée avec le compte à rebours de 24h Chrono, dans sa virulence gratuite mais salvatrice envers le monde de la critique (qui n’avait pas loupé McTeigue avec Ninja Assassin) ou tout simplement dans le déroulé ludique de son enquête qui n’a vraiment rien de déplaisant. Il lui manque juste l’étincelle qui fait passer d’un petit film en costume assez noble et propre sur lui à un vrai thriller baroque aux morceaux de bravoure narratifs et visuels, éléments qui font cruellement défaut à cette Ombre du mal truffée de petites idées de rien du tout et qui se retrouvera immédiatement dans les limbes de la série B en costumes, avec un casting formidablement sous-exploité et un matériau de base génial qui reste jusqu’au bout à l’état d’embryon. Vraiment dommage, car entouré comme il fallait John Cusack en Edgar Allan Poe aussi érudit que sarcastique aurait pu briller bien plus que dans ce personnage vu et revu de gloire passée se vautrant dans l’alcool, l’opium et la misanthropie.