Dans ces pages on est souvent scotchés par ce nouveau cinéma roumain et même en ayant loupé certaines perles (et en particulier Policier, adjectif), il est clair qu’il tient une place toute particulière dans le paysage cinématographique européen moderne. Au hasard 4 mois, 3 semaines et 2 jours ou Mardi, après Noël, deux exemples de cette vitalité qui l’anime, du vrai cinéma d’auteur qui n’en oublie pas de développer de vraies idées visuelles. Morgen s’inscrit tout à fait dans cette “nouvelle vague”, tout en se démarquant complètement du sérieux qui anime les films des compatriotes. Pourtant il y a au départ un sujet important, grave même, paradoxalement relativement méconnu chez nous. Si on nous bassine à longueur de journaux TV (et en particulier quand une élection se profile) avec nos problèmes d’immigration, ce qu’on ne sait pas c’est que depuis l’intégration de la Roumanie dans l’Union Européenne en 2007, ce pays s’est transformé en une gigantesque zone de transit pour des clandestins passant de la Turquie vers l’Allemagne. C’est le background choisi pour ce drôle de film tout simple dans lequel l’humain passe avant tout, accompagné d’un humour à froid parfois improbable mais qui fait mouche à chaque fois. Un beau voyage dans un pays méconnu et qui renoue avec certains codes du cinéma muet, et ça c’est une jolie surprise.
Pendant 1h40 on va suivre l’étrange aventure de Nelu, un surveillant de supermarché adepte de la pêche, une sorte d’ours mal léché un peu simple d’esprit, bourru, lunaire, adepte des dialogues de sourd avec sa femme, et qui va recueillir un peu malgré lui un réfugié turc, Behran. Deux personnages complètement antinomiques, l’un est massif et peu éloquent, l’autre petit et parle à toute vitesse, et comme on sait bien que les contraires s’attirent… il va naître entre ces deux-là une drôle d’amitié sans crier gare. Détail qui a son importance, Behran parle turc (et un peu allemand) sauf que Nelu lui il n’y pige rien au turc et le seul mot qu’il connait en allemand est “morgen”. De là va partir une petite histoire sans prétentions, terriblement attachante car complètement grotesque. Ainsi, tout Morgen sera à l’image de cette longue séquence d’introduction, un plan séquence interminable dans lequel une scène anodine devient le terreau de l’absurde quand un garde frontière refuse de laisser entre Nelu et son side-car à cause d’une carpe qu’il vient de pêcher et doit laisser crever dans le caniveau devant le poste.
Des voyages en moto, un match de foot qui tourne au grand n’importe quoi, le choix crucial du type de tuiles à utiliser pour refaire le toit de la maison. Autant de séquences aussi simples en apparence qu’irrésistibles par l’humour qui s’y développe. Un humour qui nous rappelle au bon plaisir du muet (de par l’impossibilité de communiquer qui tend donc vers le silence) et du burlesque façon Jacques Tati, où les gags naissent du mouvement des corps et des décalages dans les situations. Par cet humour jamais forcé, ou à de très rares exceptions, le discours social et le propos humaniste ne plongent jamais dans le misérabilisme ou la leçon de morale, et c’est très bien comme ça. On y trouve même quelque chose d’acide quand Nelu semble ne vraiment pas comprendre pourquoi ce pauvre type devrait être renvoyé chez lui, un discours au-delà d’une quelconque morale et qui parle simplement de bonté humaine, chose encore possible malgré le cynisme ambiant.
Côté mise en scène on alterne le bon et le moins bon. Morgen n’est que succession de longs plans séquences qui laissent aux acteurs (excellents András Hatházi, sorte de David Morse roumain, et Yilmaz Yalcin, d’un naturel désarmant) tout le loisir de s’exprimer. Les cadres larges et soignés touchent parfois à une vraie poésie formelle, en particulier lors des trajets en moto avec les lumières de l’aube (symbole un peu balourd pour les lendemains du titre mais à l’image ça a plutôt de la gueule) mais on a également droit à des séquences en caméra portée qui frôlent l’illisible, créant un détachement malvenu comparé à tout le reste. Mais dans l’ensemble, Morgen vaut bien le déplacement, ne serait-ce que pour son discours rempli d’optimisme auquel on ne peine pas à croire et pour ses moments de comédie tout simplement irrésistibles. Marian Crisan confirme après sa palme d’or pour le court métrage obtenue en 2008 avec Megatron qu’il est de ces jeunes réalisateurs à suivre de très près.